8

 

 

Flanquée de Claudine et de Bill, qui me tenait la main, j’ai regardé les pompiers diriger la lance à incendie vers la fenêtre brisée et inonder ma maison. Au fracas qui a retenti dans l’arrière-cour, j’ai compris qu’ils venaient de casser aussi les carreaux au-dessus de l’évier. Pendant que les pompiers s’occupaient du feu, les flics, eux, n’avaient d’yeux que pour le cadavre. Charles s’est aussitôt porté à mon secours, s’avançant vers les policiers pour me disculper.

— C’est moi qui l’ai tué, a-t-il déclaré d’une voix posée. Je l’ai surpris en train de mettre le feu. Il était armé et il m’a attaqué. Je me suis défendu.

De près, avec sa tête pratiquement concave, ses petits yeux ronds – qui brillaient d’autant plus que les paroles de Charles avaient piqué sa curiosité – et ses cheveux gris rejetés en arrière, Bud Dearborn avait plus que jamais l’air d’un pékinois. Je m’attendais presque à le voir renifler le vampire avec de petits jappements d’impatience.

— Et vous êtes ?

— Charles Twining, pour vous servir.

Cette fois, je ne rêvais pas : Bud avait bien reniflé. Quant à Andy, il roulait des yeux comme des billes.

— Et vous vous trouviez là parce que...

— Il habite chez moi, en ce moment, est intervenu Bill avec un calme et un aplomb de comédien chevronné. Depuis qu’il travaille Chez Merlotte.

Le shérif avait probablement déjà entendu parler du nouveau barman, parce qu’il s’est contenté d’opiner en silence. Ça m’a soulagée de ne pas avoir à expliquer la présence de Charles chez moi. J’étais reconnaissante à Bill d’avoir menti. Nos regards se sont croisés. Le mien débordait de gratitude.

— Donc, vous reconnaissez avoir tué cet homme ? a demandé Andy à Charles.

Le pirate a hoché la tête.

Andy a fait signe à la jeune femme en uniforme de l’hôpital, qui patientait à l’écart, adossée à sa voiture. La nouvelle venue m’a jeté un coup d’œil circonspect en passant et est allée s’agenouiller au pied du cadavre étendu dans l’herbe. Elle a sorti un stéthoscope de sa poche et l’a ausculté en silence.

— Ouais, tout ce qu’il y a de mort, a-t-elle conclu.

Après être allé chercher un Polaroid dans son véhicule de patrouille, Andy s’est approché pour prendre des photos du cadavre. Encore à moitié assommée par ce qui m’arrivait, je l’ai regardé faire avec une sorte de fascination béate. À croire qu’on ne pouvait imaginer spectacle plus captivant.

— Dommage qu’il soit mort, a commenté Bill d’une voix glaciale. Il aurait été intéressant de savoir pourquoi il était venu mettre le feu à la maison de Sookie.

— Dans mon empressement à vouloir la protéger, j’ai peut-être frappé un peu fort, a admis Charles en prenant un air un peu trop contrit pour être honnête.

— Étant donné que la victime a les cervicales brisées, j’imagine que oui, a renchéri le toubib en examinant le visage blafard de Charles avec une attention scrupuleuse.

Avec ses cheveux roux très courts, son petit mètre soixante, son extrême minceur, son nez retroussé, ses yeux en amande et sa grande bouche, on aurait dit un elfe – enfin, tels que j’imagine les elfes, en tout cas. Elle ne semblait dénuée ni d’humour – dans le genre plutôt caustique – ni d’assurance, et ça n’avait pas l’air de l’étonner plus que ça de se faire appeler en pleine nuit pour examiner un candidat à la morgue. J’en ai déduit que ce devait être le nouveau coroner local. Il y avait donc de grandes chances pour que j’aie voté pour elle. Je ne parvenais pourtant pas à me rappeler son nom. C’est justement la question que Claudine lui a posée de sa douce voix de fée :

— Qui êtes-vous ?

En levant les yeux vers elle, le toubib a tout de même manifesté une certaine surprise. À cette heure indue, Claudine était maquillée et habillée comme si elle venait de passer trois heures à se pomponner dans sa salle de bains. Elle portait une tunique en jersey de soie fuchsia sur un corsaire noir, avec de superbes cuissardes en daim noir et un blouson en fausse fourrure fuchsia et noir. Ses longs cheveux d’ébène étaient retenus par une diaphane écharpe en voile rose nouée en bandeau qui rehaussait encore la perfection de ses traits. Elle était à tomber.

— Je suis le docteur Tonnesen. Linda Tonnesen. Et vous ?

— Claudine Crâne.

C’était la première fois que j’entendais son nom de famille.

— Et que faisiez-vous sur les lieux du sinistre, mademoiselle Crâne ? s’est enquis Andy.

— Je suis la bonne fée de Sookie, a répondu Claudine en riant.

Bien que la situation n’ait franchement rien de comique, tout le monde l’a imité. La bonne humeur de Claudine semblait étonnamment contagieuse. Mais Andy n’était pas le seul à s’interroger sur la présence de Claudine au moment critique.

— Non, sérieusement, a dit Bud Dearborn, une fois passé son éclat de rire. Que faisiez-vous là, mademoiselle Crâne ?

Claudine lui a adressé un petit sourire espiègle.

— Je passais la nuit chez Sookie...

Et, pour couronner le tout, elle a ponctué cette déclaration d’un clin d’œil canaille. En moins d’une seconde, nous sommes devenues le point de mire de tous les mâles assez proches pour l’avoir entendue. J’ai été obligée de dresser des barrières mentales dignes d’une prison de haute sécurité pour ne pas capter les images scabreuses que ces messieurs émettaient.

Andy s’est ressaisi le premier. Ayant enfin réussi à fermer la bouche, qu’il ouvrait comme un four, il s’est accroupi à côté du cadavre.

— Bud, je vais le retourner, a-t-il annoncé d’une voix un peu enrouée, avant de faire basculer le corps sur le côté pour fouiller ses poches.

Le portefeuille du type se trouvait dans sa veste. Andy s’est redressé, puis est revenu vers nous pour en inspecter le contenu.

— Tu veux bien jeter un œil pour voir si tu le reconnais ? m’a demandé le shérif.

Je n’en avais aucune envie, forcément. Mais je n’avais pas vraiment le choix non plus. Un peu nerveuse, je me suis approchée et j’ai de nouveau examiné le visage du type qui gisait dans l’herbe. Il avait toujours l’air d’un mec banal. Il avait toujours l’air mort.

— Je ne le connais pas, ai-je déclaré d’une voix qui m’a paru bien faible, à côté du boucan que faisaient les pompiers en aspergeant la maison avec leur lance.

— Quoi ?

Avec tout ce vacarme, j’étais presque obligée de hurler pour me faire comprendre.

— Je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu. Et toi, Claudine ?

Je ne sais même pas pourquoi j’ai posé la question à Claudine.

— Ah ! Moi si. Si, si, je l’ai déjà vu, a-t-elle joyeusement répondu.

Cela lui a valu l’attention pleine et entière de toutes les personnes présentes : celle des deux vampires – qui, de toute façon, la dévoraient des yeux depuis le début –, celle des flics, celle du toubib et la mienne.

— Où ça ?

Une fois encore, Claudine est venue passer un bras autour de mes épaules.

— Eh bien, mais ce soir, Chez Merlotte. Tu te faisais trop de souci pour ton amie pour le remarquer, j’imagine, a-t-elle aussitôt ajouté, comme pour m’innocenter d’emblée. Mais il était bel et bien là, assis à une table, dans la partie de la salle où je me trouvais, justement.

C’était Arlène qui se chargeait habituellement de ce secteur.

Je n’étais pas étonnée de ne pas avoir repéré le visage d’un inconnu dans un bar bondé. Ce qui me contrariait, en revanche, c’était de ne pas avoir découvert les intentions du pyromane : j’avais quand même passé la moitié de la soirée à lire dans les pensées des clients ! Or, ce type était dans le bar en même temps que moi, et il s’apprêtait à mettre le feu à ma baraque quelques heures plus tard : il avait bien dû y penser un peu, non ? Surtout en voyant sa future victime se balader sous son nez.

— D’après son permis, il est de Little Rock, dans l’Arkansas, a annoncé Andy.

— Ce n’est pas ce qu’il m’a dit, s’est étonnée Claudine. Il prétendait venir de Géorgie.

Elle ne semblait pas se formaliser que le type lui ait raconté des bobards. Son sourire radieux s’était cependant évanoui.

— Il s’est même présenté : il s’appelait Marlon.

— Vous a-t-il également précisé ce qu’il venait faire ici, mademoiselle Crâne ?

— Il m’a dit qu’il était de passage et qu’il avait pris une chambre dans un motel, sur l’autoroute.

— Vous a-t-il fourni d’autres renseignements ?

— Non.

— Êtes-vous allée avec lui dans ce motel, mademoiselle Crâne ? a demandé Bud Dearborn, en s’efforçant de prendre un ton neutre et une mine de confesseur habitué à tout entendre sans jamais juger.

Le docteur Tonnesen suivait la conversation, son regard passant d’un interlocuteur à l’autre, tel celui d’un passionné de tennis assistant à une finale du grand chelem.

— Mon Dieu, non ! Je ne fais pas ce genre de chose, a affirmé Claudine en adressant un large sourire à la ronde.

Les canines sorties, les prunelles luisantes, les yeux rivés sur elle, Bill avait tout d’un vampire devant lequel on aurait agité un litre de sang frais en provenance directe des veines de son propriétaire. Mis en présence d’une fée, les vampires ont une certaine capacité de résistance. Mais cette résistance a des limites qu’il ne faut pas dépasser. Charles s’était rapproché, lui aussi.

Il fallait absolument que Claudine s’en aille avant que les flics ne remarquent l’étrange comportement des vampires. Fine mouche comme elle l’était, Linda Tonnesen l’avait déjà remarqué, elle. Il faut dire qu’elle semblait témoigner elle-même un très vif intérêt à la belle Claudine. J’espérais juste qu’elle attribuerait la fascination des vampires aux indéniables charmes de femme fatale de Claudine, et non à l’envoûtement surnaturel que les fées exercent sur les morts-vivants aux dents longues.

— La Confrérie du Soleil, a soudain lâché Andy. Il a une carte de membre dans son portefeuille. Mais c’est curieux : il n’y a rien pour identifier le détenteur de la carte, pas même une photo. En tout cas, le permis de conduire a été délivré à un certain Jeff Marriot.

Il m’a jeté un regard interrogateur. J’ai secoué la tête. Non, ce nom ne me disait rien.

C’était bien d’un membre de la Confrérie de penser qu’il pourrait foutre le feu à ma baraque – avec moi dedans – et s’en tirer sans dommage. Ce n’était pas la première fois que la Confrérie du Soleil, une espèce de secte anti-vampires, tentait de me supprimer.

— Il devait savoir que tu avais... euh... des... contacts avec les vampires, a commenté Andy.

— J’ai failli mourir carbonisée juste parce que je connais des vampires ?

Même Bud Dearborn semblait mal à l’aise.

— Quelqu’un devait savoir que tu avais fréquenté M. Compton, ici présent, a-t-il marmonné. Désolé, Sookie.

— Claudine est obligée de partir.

Ce brusque changement de sujet a pris tout le monde de court, y compris l’intéressée. Mais un seul coup d’œil aux deux vampires a suffi pour qu’elle se rallie immédiatement à mon opinion. Charles et Bill s’étaient encore rapprochés.

— Oui, excusez-moi, mais je dois rentrer. Je travaille demain.

— Et où est stationné votre véhicule, mademoiselle Crâne ? lui a demandé le shérif, en balayant les environs du regard avec un étonnement des plus convaincants. Je n’ai pas vu d’autre voiture que celle de Sookie, ici, et elle est garée derrière la maison.

— Je me suis garée devant chez Bill, a menti Claudine, avec cette assurance que confère une longue pratique de l’affabulation.

Sans plus attendre, elle a disparu dans les bois. Charles et Bill lui auraient aussitôt emboîté le pas si je ne les avais pas retenus par le bras. Ils scrutaient toujours l’obscurité des futaies avec regret quand je les ai pincés – et je n’y suis pas allée de main morte.

— Quoi ? a protesté Bill d’une voix songeuse.

— On se réveille, messieurs, s’il vous plaît !

Je marmonnais entre mes dents, en espérant que ni Bud, ni Andy, ni le toubib ne m’entendraient. Ils n’avaient pas besoin de savoir que Claudine n’était pas tout à fait une femme comme les autres.

— Quelle femme ! s’est exclamée au même instant le docteur Tonnesen, qui semblait presque aussi fascinée par Claudine que les vampires.

Elle a secoué vigoureusement la tête, comme pour sortir de la transe dans laquelle elle semblait plongée, elle aussi.

— L’ambulance va venir chercher... euh... Jeff Marriot. Je suis passée parce que je m’étais branchée sur la fréquence de la police en revenant de ma garde à l’hôpital de Clarice. Mais il faut que je rentre, maintenant. J’ai besoin de sommeil. Désolée pour l’incendie, mademoiselle Stackhouse. Au moins, vous n’avez pas fini comme lui.

Elle désignait le cadavre du menton.

Pendant qu’elle montait dans sa Ranger, le capitaine des pompiers s’est dirigé vers nous d’un pas lourd. Je connaissais Catfish Hennessey depuis des années – c’était un ami de mon père –, mais je ne l’avais jamais vu dans son rôle de chef de la brigade des pompiers volontaires. Malgré le froid, il était en sueur et son visage était noir de suie.

— On a maîtrisé le feu, Sookie, m’a-t-il annoncé d’une voix lasse. C’est moins grave que ça en a l’air.

— Moins grave ?

J’avais de nouveau ma petite voix de gamine complètement dépassée par les événements.

— Oui, mon petit. Tu as perdu ta véranda, ta cuisine et ta voiture, malheureusement. Il l’avait aspergée d’essence aussi. Mais la maison a pu être sauvée.

La cuisine... la seule pièce où on aurait pu trouver des traces du crime que j’avais commis. Maintenant, même les experts de Discovery Channel ne pourraient rien y découvrir. Je me suis mise à glousser comme une collégienne.

— La cuisine ? ai-je soufflé entre deux éclats de rire. La cuisine est cuite ?

Et me voilà repartie à rire de plus belle.

— Oui, a répondu Catfish, visiblement gêné par ma réaction. J’espère que t’es bien assurée.

— Oh ! Oh, oui !

J’avais du mal à reprendre mon sérieux.

— Ça n’a pas toujours été évident pour régler les primes, mais j’ai gardé la police que ma grand-mère avait prise pour la maison.

Dieu merci ! Granny avait toujours été une fervente adepte des assurances. Elle avait vu trop de gens cesser de payer leurs mensualités pour faire des économies, puis essuyer une catastrophe et se montrer absolument incapables de faire face aux dépenses imprévues et de remonter la pente.

— Chez qui tu es ? Je vais lui passer un coup de fil tout de suite.

Catfish aurait fait n’importe quoi, pourvu que je réussisse enfin à me calmer.

— Chez Greg Aubert.

Tout à coup, j’ai eu l’impression que la nuit tout entière se dressait devant moi pour m’en coller une. Et elle ne m’a pas ratée. Ma maison avait brûlé – du moins en partie ; on venait rôder autour de chez moi quand je dormais, j’avais un vampire sur les bras pour lequel il me fallait trouver un abri avant l’aube ; ma voiture était partie en fumée ; j’avais un cadavre sur ma pelouse, un certain Jeff Marriot qui avait fichu le feu à ma baraque et à ma bagnole, tout ça parce qu’il ne pouvait pas sentir les vampires... J’étais anéantie.

— Jason est pas là, a annoncé Catfish d’une voix qui m’a paru étrangement lointaine. J’ai essayé son numéro, mais ça ne répond pas.

— Charles et elle... Je veux dire, Charles et moi allons l’emmener chez moi, a alors déclaré Bill.

Sa voix me semblait venir de très loin, elle aussi.

— Attendez une minute, est intervenu Bud Dearborn. Sookie, est-ce que tu es d’accord ?

Il me restait tout juste assez de présence d’esprit pour considérer le peu d’options qui s’offraient à moi : je ne pouvais pas appeler Nikkie, à cause de Vlad ; le mobile home d’Arlène était déjà plein à craquer...

— Oui, ce serait parfait.

Même ma propre voix me paraissait lointaine.

— J’ai appelé Greg, Sookie, m’a dit Catfish. J’ai laissé un message sur le répondeur de son bureau. Tu ferais bien de l’appeler toi-même dès demain matin.

— Merci.

C’est alors que tous les pompiers ont commencé à défiler devant moi, les uns après les autres, pour me dire à quel point ils étaient désolés. Je les connaissais tous : des amis de mon père, des copains de Jason, des habitués du bar, d’anciens camarades de classe...

— Vous avez tous fait le maximum, ai-je répété encore et encore. Merci d’avoir sauvé le plus important.

Puis l’ambulance est venue chercher le corps de l’incendiaire. Entre-temps, Andy avait découvert un jerrican d’essence dans les buissons – les mains du cadavre empestaient l’essence, avait remarqué le docteur Tonnesen un peu plus tôt.

J’avais du mal à croire qu’un type que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam avait décrété que je devais mourir brûlée juste parce que j’étais sortie avec un vampire. En repensant à la mort atroce qu’il avait voulu m’infliger, je ne parvenais pas à trouver injuste qu’il y ait laissé la peau. Charles avait fait ce qu’il fallait. Il m’avait sauvée. Je devais la vie à Sam, qui avait tant insisté pour que j’héberge Charles chez moi. Si Sam avait été là, maintenant, je crois bien que je lui aurais sauté au cou.

Finalement, Bill, Charles et moi sommes partis en direction de la maison de Bill. Catfish m’avait conseillé de ne pas retourner chez moi avant le lendemain, quand mon assureur serait là pour évaluer les dégâts. Le docteur Tonnesen m’avait dit de venir la voir à son cabinet, si j’avais du mal à respirer ou si je me sentais oppressée. Elle m’avait dit autre chose, mais je n’avais pas enregistré.

Il faisait noir dans la forêt, bien sûr. Il devait être 5 heures du matin. Nous nous étions à peine enfoncés de quelques pas à travers les arbres quand Bill m’a soulevée de terre pour me porter. Je n’ai pas protesté. J’étais tellement épuisée que je m’étais demandé comment j’allais bien pouvoir gravir la côte du cimetière.

Il ne m’a reposée qu’une fois chez lui.

— Peux-tu monter l’escalier ? m’a-t-il demandé.

— Je vais prendre le relais, a proposé Charles.

— Non, non. Je vais y arriver.

Et j’ai commencé à gravir les marches avant qu’ils aient eu le temps d’insister. Pour ne rien vous cacher, je n’étais pas très sûre de parvenir au sommet, mais, à pas lents et prudents, j’ai réussi à gagner la chambre que j’occupais du temps où je sortais avec Bill. Quant à lui, il avait un refuge douillet, absolument imperméable à la lumière du jour, au rez-de-chaussée. Je n’avais jamais très bien su où exactement, mais je supposais que c’était dans l’espace que les ouvriers avaient gagné sur la cuisine lorsque Bill avait fait rénover sa maison de famille. Bien que le niveau de la mer soit trop haut en Louisiane pour avoir des caves dans les maisons, j’étais pratiquement certaine qu’il y avait un autre « trou à rats » planqué quelque part : il avait de quoi loger Charles sans qu’ils soient obligés de faire couche commune – non que ce genre de considération soit de nature à m’empêcher de dormir, je vous rassure tout de suite.

Il restait une de mes chemises de nuit dans la chambre, et ma brosse à dents trônait toujours dans un verre, sur le lavabo de la salle de bains du couloir. Bill n’avait pas jeté mes affaires. Il les avait gardées, comme s’il comptait me voir revenir sous peu...

À moins qu’il n’ait eu aucune raison de se rendre à l’étage depuis que nous avions rompu.

Tout en me promettant de prendre une bonne douche le lendemain matin, j’ai ôté mes chaussettes en laine en charpie et mon pyjama, qui était tout taché et empestait la fumée. Je me suis débarbouillée et j’ai enfilé ma chemise de nuit propre, avant de grimper dans le lit d’époque à l’aide d’un vieux tabouret toujours posé à l’endroit où je l’avais laissé. Tandis que les événements de cette interminable journée me revenaient à l’esprit et vrombissaient sous mon crâne comme un essaim de guêpes énervées, j’ai remercié Dieu d’être encore en vie. Et c’est tout ce que j’ai réussi à lui dire avant que le sommeil ne me tombe dessus.

Je n’ai dormi que trois heures – l’angoisse ne fait pas un très bon somnifère. J’ai appelé Greg Aubert, mon assureur, pour lui donner rendez-vous chez moi, puis je me suis préparée. J’ai enfilé un vieux jean qui appartenait à Bill et une de ses chemises. Il les avait déposés devant la porte de ma chambre avec une paire de grosses chaussettes en laine. Impossible de lui emprunter des chaussures, mais, à ma grande joie, j’ai découvert une paire de ballerines à semelles de crêpe que j’avais laissée tout au fond de l’armoire. Bill avait une cafetière et du café qui dataient de notre relation amoureuse ; je m’en suis donc préparé une grande tasse que j’ai emportée avec moi.

Greg se garait dans la cour quand je suis sortie du bois, ma tasse à la main. Il est descendu de voiture et a jeté un regard circonspect à ma tenue, mais, en homme bien élevé qu’il était, n’a fait aucun commentaire. Pendant un moment, nous sommes restés côte à côte, sans parler, à regarder la maison. Greg avait les cheveux blonds et des lunettes à monture invisible, et il était membre du conseil de l’église presbytérienne. J’avais toujours eu de la sympathie pour lui, surtout parce que, à l’époque où j’emmenais ma grand-mère payer ses primes, il sortait toujours de son bureau pour venir lui serrer la main, donnant l’impression qu’elle était, à ses yeux, une cliente importante. Son sens aigu des affaires n’avait d’égal que sa veine de pendu. J’avais toujours entendu les gens dire – sur le ton de la plaisanterie, bien sûr – que sa chance légendaire s’étendait à tous ceux qui s’assuraient chez lui.

— Si seulement j’avais pu voir le coup venir ! a soupiré Greg.

— Que voulez-vous dire, Greg ?

— Oh, rien... juste que si j’avais pu me rendre compte que vous auriez besoin d’une meilleure couverture...

Il s’est tu et a commencé à contourner la maison par l’arrière. Je l’ai suivi. Intriguée, je suis allée me balader un peu dans ses pensées. Ce que j’y ai lu m’a brutalement sortie de ma torpeur.

— Alors, comme ça, vous jetez des sorts pour protéger les biens que vous assurez ? Et ça marche vraiment ?

Il a poussé un cri. On aurait dit un chien auquel on vient de marcher sur la queue.

— C’est... c’est donc vrai, ce qu’on dit de vous ? a-t-il hoqueté. Je... je ne... C’est juste...

Il s’était arrêté devant ma pauvre cuisine calcinée et me regardait, bouche bée.

— Oh ! Il n’y a pas de quoi vous mettre dans des états pareils, ai-je dit pour le rassurer. Vous pouvez faire comme si je n’étais pas au courant, si ça vous arrange.

— Ma femme en mourrait, si elle savait. Et mes gosses aussi. Je veux seulement cloisonner ces différentes parties de ma vie. Ma mère... ma mère était...

— Une sorcière ?

— Eh bien... euh... oui. Mais mon père a toujours prétendu qu’il l’ignorait. Et bien qu’elle m’ait préparé à prendre sa succession, j’ai toujours voulu être un homme normal. C’était mon plus grand désir.

Il a hoché la tête, comme pour me signifier qu’il avait atteint son but.

J’ai plongé les yeux dans ma tasse de café – heureusement que je l’avais pour me donner une contenance ! Greg se leurrait lui-même, et dans les grandes largeurs. Mais ce n’était pas à moi de le lui démontrer. C’était quelque chose dont il devait s’arranger avec sa conscience et avec Dieu. Je ne prétends pas que la méthode de Greg n’était pas bonne, mais ce n’était certainement pas la solution qu’aurait adoptée un «homme normal ». Assurer vos moyens d’existence (au sens propre) en recourant à la magie ne figurait sans doute pas dans le code déontologique des assureurs.

— Je suis un bon agent, je veux dire, a-t-il insisté.

Bien que je ne lui aie rien reproché, il se sentait obligé de se défendre.

— Je fais très attention aux biens que j’assure. Je prends des précautions, j’effectue les vérifications d’usage. Je ne m’en remets pas entièrement à la magie, vous savez.

— Je m’en doute. Mais même si vous prenez toutes les précautions possibles, il doit y avoir des accidents, non ?

— Oui, quels que soient les sorts que je jette, a-t-il soupiré, manifestement découragé. Les gens conduisent en état d’ivresse ou bien, parfois, c’est l’usure qui leur joue des tours. Il arrive qu’une pièce casse, quoi que je fasse. On ne peut pas tout prévoir.

Rien que d’imaginer Greg Aubert – l’image même du notable bien sous tous rapports – parcourant les rues de Bon Temps pour jeter des sorts aux voitures de ses assurés, j’en oubliais presque ma maison incendiée... Presque, mais pas tout à fait.

À la lumière du jour, je pouvais mieux mesurer l’ampleur des dégâts. J’avais beau me répéter que ça aurait pu être pire, que j’avais de la chance que la cuisine ait été ajoutée après coup et qu’elle ait donc été édifiée à l’extérieur du corps de bâtiment proprement dit, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que c’était aussi la pièce qui avait gagné le gros lot, question équipement : j’allais devoir remplacer le four, le réfrigérateur, le chauffe-eau, le micro-ondes, ainsi que la machine à laver et le sèche-linge, qui se trouvaient dans la véranda adjacente.

Il faudrait aussi que je me rachète une cafetière, un robot, un grille-pain, de la vaisselle, des casseroles, des poêles, de l’argenterie – enfin, ça, ça attendrait. D’ailleurs, en parlant d’argenterie... Une de mes aïeules venait d’une famille plutôt aisée et, dans sa corbeille de mariage, elle avait apporté un beau service en porcelaine et un service à thé en argent – une vraie corvée à nettoyer. Je n’aurais plus jamais à l’astiquer, ai-je soudain réalisé. C’est marrant, hein, mais ça ne me remontait pas le moral pour autant. Quant à ma vieille voiture, ça faisait des années que je devais la changer. Mais je n’avais pas prévu de le faire si tôt.

Enfin, j’avais une bonne assurance et de l’argent à la banque, grâce aux vampires qui m’avaient payée pour avoir accueilli Eric chez moi quand il avait fait sa crise d’amnésie : je n’avais pas à me plaindre.

— Vous aviez un détecteur de fumée ? s’est enquis Greg.

Je me suis rappelé le hurlement strident de l’alarme qui m’avait percé les tympans alors que Claudine venait de me réveiller.

— Oui. Si j’ai encore un plafond, vous pourrez le voir vous-même.

Il n’y avait plus de marches pour accéder à la véranda, et le plancher semblait plutôt instable. La machine à laver était passée au travers et penchait dangereusement. Ça me rendait malade de voir toutes ces choses que j’avais touchées des milliers de fois détruites et exposées à la vue de tous.

— Je crois qu’il vaut mieux passer par l’entrée principale, a suggéré Greg.

Je ne l’ai pas contredit.

J’ai eu un moment de panique en constatant que ma porte n’était pas fermée à clé, avant de prendre conscience du ridicule de la situation. J’ai franchi le seuil à pas lents. La première chose que j’ai remarquée, c’était l’odeur. Ça empestait la fumée. J’ai ouvert toutes les fenêtres pour faire courant d’air. Grâce à la brise glacée qui s’est engouffrée dans la maison, c’est devenu à peu près respirable.

Cette partie-là de la maison n’était pas en si mauvais état que je l’avais craint. Il faudrait nettoyer les meubles, naturellement, mais le sol était solide et n’avait subi aucun dommage. Je n’ai pas pris la peine d’aller voir au premier. Les pièces de l’étage n’étaient pas utilisées et, s’il y avait des réparations à faire là-haut, elles pourraient attendre.

Les bras croisés, la mine fermée, j’ai traversé le salon, balayant la pièce du regard de droite à gauche, puis je suis passée dans le couloir. J’ai senti le plancher vibrer : quelqu’un d’autre venait d’entrer. J’ai su, sans avoir besoin de me retourner, que mon frère se trouvait derrière moi. Il a échangé quelques mots avec Greg, puis s’est tu, aussi choqué que moi par ce qu’il découvrait, j’imagine.

Les portes qui donnaient sur ma chambre et sur la chambre d’amis étaient ouvertes. Mes pantoufles étaient encore rangées au pied de ma table de chevet. Toutes les fenêtres étaient noires de suie. L’épouvantable odeur de brûlé devenait, ici, insupportable. J’ai pointé le doigt vers le détecteur de fumée fixé au plafond, dans le couloir. Puis j’ai ouvert la porte du placard où était rangé le linge de maison. A l’intérieur, tout était trempé. Bon. Il suffirait de faire une machine. Je suis entrée dans ma chambre et j’ai inspecté mon armoire. Elle était adossée au mur de la cuisine. J’ai d’abord cru que ma garde-robe était intacte, jusqu’à ce que je remarque que chaque vêtement pendu sur un cintre portait une marque au niveau des épaules : chauffé à blanc, le fil de fer avait brûlé le tissu. Mes chaussures semblaient sortir du four. Il m’en restait peut-être deux ou trois paires de portables.

J’ai eu du mal à avaler ma salive.

Bien que de plus en plus fébrile, j’ai rejoint mon frère et Greg, qui avaient continué à remonter le couloir jusqu’à la cuisine.

Dans la partie la plus proche des murs d’origine, le sol semblait avoir tenu le coup. La cuisine était grande, vu qu’elle faisait aussi office de salle à manger familiale. La table était à moitié calcinée, ainsi que deux des chaises. Le lino était tout effrité et carbonisé en grande partie. Le chauffe-eau était passé à travers le plancher, et les rideaux au-dessus de l’évier étaient en lambeaux. Je me souvenais encore de ma grand-mère quand elle les avait faits. Elle n’aimait pas coudre, mais les rideaux qu’elle avait vus chez JCPenney étaient inabordables. Alors, elle avait sorti la vieille machine à coudre de sa mère, avait acheté un bout de tissu fleuri bon marché pas trop laid, avait pris les mesures et, tout en jurant entre ses dents, s’était mise au travail. Elle n’avait pas levé le nez de sa machine avant d’avoir fini. Jason et moi avions poussé des exclamations d’extase complètement dis proportionnées par rapport au résultat, mais tout à fait à la hauteur des efforts fournis. Granny avait rougi de plaisir.

J’ai ouvert le tiroir qui contenait toutes les clés. Elles avaient fondu. J’ai pincé les lèvres, fort, pour ne pas pleurer. Jason est venu se planter à côté de moi.

— Merde ! a-t-il lâché à voix basse.

Ça m’a aidée à retenir mes larmes. Je me suis accrochée à son bras quelques minutes. Il m’a tapoté la main d’un geste un peu gauche. Voir tous ces objets que l’habitude nous avait rendus chers irrémédiablement détruits ou endommagés par le feu... Seigneur ! C’était terrible. J’avais beau me répéter que la maison tout entière aurait pu être réduite en cendres, que j’aurais pu mourir... En admettant que le détecteur de fumée m’ait réveillée à temps et que j’aie réussi à me précipiter dehors, je serais probablement tombée nez à nez avec l’incendiaire, Jeff Marriot. Que croyez-vous qu’il aurait fait, alors ?

Presque tout ce qui se trouvait dans la moitié droite de la cuisine était détruit ; le sol était instable et le toit avait disparu.

— Encore une chance que les pièces du haut ne soient pas au-dessus de la cuisine, a déclaré Greg après avoir examiné les deux chambres, à l’étage, et le grenier. Il faudra demander l’avis d’un entrepreneur qualifié, mais, d’après moi, le premier est en bon état.

Après ça, j’ai abordé avec Greg les questions d’argent : quand serais-je remboursée, combien allais-je toucher, quelle franchise aurais-je à payer...

Jason tournait en rond dans la cour pendant que Greg et moi discutions à côté de sa voiture. À la façon dont il se tenait, dont il bougeait, je savais que mon frère était en colère. Il était même très en colère.

Savoir qu’on avait voulu me tuer, qu’on avait mis le leu à la maison, ça le rendait fou de rage. Une fois Greg parti – en me laissant une liste de choses à faire et de coups de fil à passer longue comme le bras (ça m’épuisait d’avance) –, Jason est revenu vers moi.

— J’aurais été là, je le tuais, a-t-il craché.

— C’est ça ! Et je me serais retrouvée avec une baraque en ruine et un frère en cabane !

— On met pas les panthères en taule, que je sache...

— Tu te serais transformé, tu veux dire ?

— Ouais. Et j’aurais fichu à ce salopard la trouille de sa vie, avant de lui faire avaler son bulletin de naissance.

— J’imagine que Charles n’a pas dû le faire beaucoup rire non plus...

— Les flics ont bouclé le vampire ?

— Non. Bud Dearborn l’a seulement « invité à ne pas quitter la ville ». De toute façon, la prison de Bon Temps n’a pas de cellule spéciale pour les vampires. Et comme les cellules standard ont des fenêtres...

— Tu crois que ton pyromane est venu exprès à Bon Temps pour te faire la peau ?

— On dirait.

— Qu’est-ce qu’ils ont contre toi, ces mecs de la Confrérie du Soleil, en dehors du fait que tu fréquentes des vampires ?

À vrai dire, les membres de la Confrérie avaient une sacrée dent contre moi. J’étais responsable du raid qu’avait subi leur temple de Dallas et j’avais indirectement forcé leur leader à la clandestinité. Les journaux avaient fait leurs choux gras de cette affaire, décrivant par le menu ce que la police avait découvert dans leur QG du Texas. En arrivant sur les lieux, les flics avaient trouvé les membres de la secte aux cent coups. Ils fuyaient à toutes jambes, en prétendant avoir été attaqués par des vampires. Quand les flics avaient pénétré à l’intérieur du bâtiment pour l’inspecter, ils avaient trouvé une chambre de torture au sous-sol, des armes illégales qui avaient été trafiquées pour permettre de tirer des pieux en bois et un cadavre. En revanche, ils n’avaient pas vu l’ombre d’un vampire. Sarah Newlin et son mari, le leader de la secte de Dallas, avaient disparu, ce soir-là, et n’avaient jamais reparu depuis.

Enfin, j’avais revu Steve Newlin, moi. Au Cercueil, la boîte de Jackson. Accompagné d’un de ses petits copains, Newlin s’apprêtait à tuer une vampire du club quand j’étais intervenue. Lui s’en était tiré. Pas son complice.

Apparemment, Newlin et sa clique m’avaient traquée. J’avoue que je n’avais pas prévu ça. Mais bon, je n’avais rien prévu de tout ce qui m’était arrivé depuis que j’avais rencontré Bill. Quand ce dernier s’était mis à l’informatique, il m’avait dit qu’avec un peu de patience et d’argent, on pouvait retrouver n’importe qui, pour peu qu’on sache se servir d’un ordinateur.

La Confrérie avait pu engager des détectives privés comme ceux qui étaient venus chez moi la veille. Peut-être que Jack et Lily Leeds avaient voulu me faire croire qu’ils étaient envoyés par les Pelt, alors qu’en réalité, ils travaillaient pour Newlin. Ils ne m’avaient pas donné l’impression d’être du genre militants engagés, mais, après tout, l’argent n’a pas d’odeur et son pouvoir est universel...

Mais Jason n’avait pas besoin de connaître tous ces détails.

— Tu sais, il suffit de sortir avec un vampire pour se faire haïr de ces gens-là, lui ai-je répondu.

Assis sur le plateau arrière de son pick-up, nous regardions le triste spectacle qu’offrait la maison à moitié calcinée.

— Qui est-ce que je devrais appeler pour reconstruire la cuisine, à ton avis ?

Je ne pensais pas avoir besoin d’un architecte : je voulais juste remplacer ce qui avait été détruit. La maison ayant été surélevée par rapport au sol, il n’y avait pas de question de dalle de béton à prendre en compte. Puisque tout le plancher de la cuisine avait brûlé et devrait être entièrement refait, ça ne coûterait pas beaucoup plus cher de l’agrandir. Et autant en profiter pour faire une vraie véranda fermée. Comme ça, au moins, ce ne serait plus la croix et la bannière pour utiliser la machine à laver et le sèche-linge par mauvais temps... J’avais plus d’argent qu’il n’en fallait pour payer la franchise et j’étais sûre que l’assurance prendrait le reste en charge, à peu de choses près.

Au bout d’un moment, on a entendu un autre pick-up arriver. Maxine Fortenberry, la mère de Hoyt, en est descendue avec deux paniers à linge sous le bras.

— Où sont tes affaires, ma fille ? m’a-t-elle lancé, sans même nous saluer. Donne, que je te les lave, histoire que tu aies quelque chose à te mettre sur le dos sans avoir l’impression de puer comme un hareng saur.

Après quelques minutes passées à protester – de mon côté – et à insister – du sien –, on a plongé en chœur dans l’atmosphère empuantie et étouffante de la maison pour récupérer quelques vêtements encore mettables. Non contente d’avoir eu gain de cause, elle m’a encore tannée jusqu’à ce que j’accepte de vider une ou deux étagères du placard à linge dans son panier pour qu’elle voie ce qui pouvait être sauvé.

Maxine n’était pas partie que Nikkie garait sa superbe Camaro flambant neuve dans la cour, suivie de peu par sa jeune assistante à temps partiel, une demoiselle McKenna, qui conduisait son ancienne voiture.

Après m’avoir serrée dans ses bras en m’assurant de sa compassion, Nikkie a déclaré :

— Tu vas conduire cette vieille Malibu, le temps que tes histoires d’assurance soient réglées. Elle dort sur mon parking depuis des mois. J’allais justement mettre une petite annonce dans le journal pour la vendre.

— Oh ! Merci, me suis-je exclamée, complètement abasourdie. Oh, Nikkie ! C’est trop gentil !

J’ai vaguement remarqué qu’elle avait mauvaise mine. Mais j’étais trop absorbée par mes propres problèmes pour m’y attarder. Elle est repartie presque aussitôt, en emmenant son assistante dans sa voiture.

Juste après ça, Terry Bellefleur a débarqué pour me proposer de démolir la partie de la maison qui avait brûlé, en échange d’une somme dérisoire. Pour un peu plus, il se chargerait d’enlever les gravats et de les porter à la décharge. Il se mettrait au boulot dès que la police lui donnerait le feu vert. Sur ces bonnes paroles, il m’a prise un peu brusquement dans ses bras et m’a serrée à m’étouffer, avant de me relâcher. Ça m’a sciée.

Le pick-up de Terry n’avait pas fini de remonter l’allée que Sam prenait le relais. Arlène l’accompagnait. Sam a observé l’arrière de la maison sans broncher pendant quelques minutes, les lèvres pincées. A sa place, n’importe qui aurait dit : « Tu as eu une sacrée veine que je t’oblige à héberger ce vampire, hein ? » Pas Sam.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

Voilà ce qu’il a dit.

— Continuer à m’employer. M’autoriser à venir bosser dans une tenue perso qui n’a rien à voir avec l’uniforme réglementaire.

Arlène a fait le tour de la maison, avant de venir me serrer dans ses bras en silence.

— Rien de plus facile, m’a-t-il assuré. D’après ce que j’ai cru comprendre, le type qui a fait ça était un membre de la Confrérie ? Il t’aurait, en quelque sorte, punie parce que tu es sortie avec Bill ?

— Il avait une carte de membre de la Confrérie dans son portefeuille et il se trimballait avec un jerrican d’essence...

— Mais comment a-t-il fait pour te trouver ? Je veux dire, personne ici...

Il a laissé sa phrase en suspens, comme s’il se donnait le temps de la réflexion avant de poursuivre.

Bien qu’il soit tout à fait possible que Jeff Marriot ait estimé que l’incendie était le prix à payer pour une fille qui avait entretenu une relation avec un vampire, Sam devait penser, comme moi, que la punition paraissait franchement disproportionnée par rapport au « crime ». Les représailles habituelles des membres de la Confrérie se limitaient en général à des arrosages publics au sang de cochon, arrosages dont étaient victimes les humains qui sortaient ou faisaient affaire avec des vampires. C’était arrivé plus d’une fois, notamment à ce styliste de chez Dior qui n’avait engagé que des vampires pour présenter sa dernière collection printemps-été. Mais ce genre d’incident se produisait plutôt dans les grandes villes, là où la Confrérie avait de puissantes « congrégations » et où la communauté des vampires était plus largement représentée.

Et si ce type, ce Jeff Marriot, avait été payé pour mettre le feu à ma baraque par quelqu’un d’autre ? Et si la carte de membre de la Confrérie avait été glissée dans son portefeuille pour mettre les enquêteurs sur une fausse piste ?

Toutes ces hypothèses pouvaient être vraies. Je ne savais pas trop quoi penser. Etais-je la cible d’un assassin, moi aussi, comme les changelings ? Devais-je à présent craindre le coup de feu dans le noir, puisque j’avais échappé à l’incendie criminel qui était censé me supprimer ?

À cette épouvantable perspective, j’avais envie de me cacher sous terre. Tout mon être se refusait à pousser le raisonnement plus loin. Je ne voulais pas m’aventurer dans des eaux aussi troubles. J’aurais eu peur de m’y noyer.

Sam et Arlène étaient encore là quand l’expert dépêché par la police pour enquêter sur l’incendie s’est présenté chez moi. J’étais en train de manger le déjeuner qu’Arlène m’avait apporté. Arlène n’est pas un fin cordon-bleu, c’est le moins qu’on puisse dire. Mon sandwich était donc à base d’infâme sauce bolognaise et de fromage caoutchouteux, le tout accompagné d’une canette de thé glacé sucré sans marque. Mais elle avait pensé à moi, elle avait pris la peine de me confectionner un casse-croûte, et ses enfants m’avaient fait un beau dessin. Dans ces conditions, même si elle n’était venue qu’avec une tranche de pain sec, je lui en aurais su gré.

Par habitude, Arlène a reluqué le nouvel arrivant. C’était un homme élancé qui devait approcher la cinquantaine, un certain Dennis Pettibone. Il était venu armé d’un appareil photo et d’un bloc-notes. Il avait l’air plutôt patibulaire, mais il n’a pas fallu plus de deux minutes à ma collègue préférée pour lui arracher un sourire, et une petite minute supplémentaire lui a suffi pour inciter les yeux marron de son interlocuteur à s’attarder, avec une admiration manifeste, sur ses courbes voluptueuses. Avant d’avoir raccompagné Sam chez lui, elle avait déjà obtenu du sévère expert la promesse qu’il passerait la voir au bar le soir même.

Avant de partir, elle m’a aussi proposé son canapé-lit. C’était gentil de sa part, mais je savais que ma présence n’aurait fait que l’encombrer. Je lui ai donc assuré que j’avais déjà un endroit où dormir. Je ne pensais pas que Bill me mettrait à la porte, Jason m’avait dit que sa maison m’était ouverte et, à mon grand étonnement, avant de s’en aller, Sam m’a murmuré :

— Tu peux venir chez moi, Sookie. Tu seras libre comme l’air. J’ai deux chambres qui ne servent à rien dans mon mobile home. Il y a même un vrai lit dans celle du fond.

— C’est vraiment sympa, Sam, lui ai-je répondu. Tout Bon Temps attendrait notre faire-part de mariage dans les deux mois, si j’acceptais, mais j’apprécie le geste.

— Tu ne crois pas que ça jasera tout autant, si tu vas chez Bill ?

J’ai balayé l’argument sans hésiter.

— Impossible d’épouser un vampire : ce n’est pas légal. Et puis, il y a Charles. Je ne serai donc pas seule chez Bill.

— Ça ne fait qu’ajouter un peu de piment à la sauce. Elle n’en sera que plus épicée.

— Plutôt flatteur de me prêter assez de tempérament pour m’occuper de deux vampires à la fois !

Sam s’est enfin déridé, ce qui lui a bien fait gagner dix ans d’un coup. Il a tourné la tête pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. J’ai entendu le gravier crisser sous les roues d’un nouveau véhicule.

— Regarde qui arrive ! s’est-il exclamé.

Un gros pick-up hors d’âge s’est arrêté dans la cour. Quand la portière s’est ouverte, l’impressionnant lycanthrope qui montait la garde devant la chambre d’hôpital de Calvin Norris a sauté hors de la cabine.

— Salut, Sookie, a-t-il grondé, d’une voix si grave que je m’attendais presque à voir la terre trembler.

— Hé ! Salut, Dawson.

J’aurais bien voulu lui demander ce qu’il venait faire là, mais ça n’aurait pas été très poli.

— Calvin a entendu parler de l’incendie, a enchaîné Dawson, sans s’embarrasser de préambule. Il m’a dit d’venir voir si vous étiez blessée et d’vous dire qu’il pense à vous et que, s’il allait bien, il serait déjà là, un marteau à la main.

— Vous lui direz que je lui suis très reconnaissante d’avoir pensé à moi et que je lui souhaite de se remettre très vite. Comment va-t-il, Dawson ?

— On lui a débranché deux ou trois trucs, ce matin, et il a commencé à marcher un peu. C’est une sale blessure qu’il a là, a-t-il maugréé. C’est le genre de chose qui met du temps à guérir.

Il a jeté un regard vers l’expert pour voir à quelle distance il se trouvait et il a ajouté à voix basse :

— Même pour l’un d’entre nous.

— Je comprends. Merci d’être venu, en tout cas.

— Calvin a dit aussi que sa maison était vide pendant qu’il était à l’hôpital et que, si vous aviez besoin d’vous loger quelque part, il serait content d’vous la prêter.

Ça aussi, ça m’a drôlement touchée. Mais ça m’aurait gênée d’avoir une telle dette envers Calvin.

C’est à ce moment-là que Dennis Pettibone m’a interpellée.

— Vous voyez, mademoiselle Stackhouse...

Il me montrait le seuil de la véranda – ce qu’il en restait, du moins.

— On peut encore repérer les traces d’essence. Regardez : le feu s’est étendu en partant de l’endroit où il avait aspergé la porte. Vous voyez ?

— Oui, je vois, ai-je croassé, la gorge serrée.

— Vous avez eu de la chance qu’il n’y ait pas de vent, hier soir. Et surtout, vous avez eu de la chance que cette porte ait été fermée, celle qui se trouve entre la cuisine et le reste de la maison. Le feu aurait remonté directement le couloir, si vous n’aviez pas fermé cette porte. Quand les pompiers ont brisé la fenêtre orientée au nord, le feu s’est engouffré par cette ouverture, en quête d’oxygène, au lieu de chercher de quoi s’alimenter en dévorant le reste de la maison.

Je me suis rappelé cette impulsion irraisonnée, véritable défi à la prudence la plus élémentaire, qui m’avait poussée à retourner dans la maison ; l’instant où j’avais claqué cette porte en passant, au dernier moment...

— Dans quelques jours, ça ne devrait même plus sentir le brûlé, a-t-il repris. Gardez les fenêtres ouvertes et priez pour qu’il ne pleuve pas dans les heures qui viennent. Bientôt, il n’y paraîtra plus. Évidemment, il faut que vous appeliez la compagnie d’électricité pour faire rétablir le courant, et la compagnie du gaz doit passer vérifier qu’il n’y a pas de problèmes. Mais vous avez toujours un toit au-dessus de la tête.

En clair, il était en train de me dire que je pouvais dormir là au besoin, mais que je n’avais ni électricité, ni chauffage, ni de quoi faire à manger. Je l’ai remercié, avant de le prier de m’excuser pour aller dire un dernier mot à Dawson, qui patientait bien gentiment à l’écart.

— Je vais essayer d’aller voir Calvin dans un jour ou deux, quand j’aurai un peu débroussaillé la situation ici, lui ai-je dit, en désignant du menton la partie calcinée de la maison.

— Ah ! Au fait, s’est exclamé Dawson, qui avait déjà un pied dans son vieux pick-up, Calvin voudrait aussi savoir qui a fait ça, au cas où ça aurait été commandité par quelqu’un d’autre que l’salaud qu’est mort sur place.

J’ai regardé ce qu’il restait de ma cuisine. Je pouvais presque compter les pas qui la séparaient de mon lit : la distance que les flammes auraient eu à parcourir pour m’atteindre.

— Dites-lui que ça me touche particulièrement qu’il pense à ça, ai-je répondu, avant que la bonne chrétienne que je suis n’ait le temps de censurer cette criminelle pensée.

Les yeux bruns de Dawson ont rencontré les miens : on s’était parfaitement compris.

La morsure de la panthere
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